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Un « pacte avec le diable » au cœur des Grands Lacs

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RD del Congo
Fuentes
ICG
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Dans l’est de la RDC, les cycles de violence s’enchaînent depuis bientôt 30 ans. Les experts de Crisis Group, Onesphore Sematumba et Nicolas Delaunay, se sont rendus à Béni, au Nord-Kivu, peu après le début d’une opération ougandaise contre les Forces démocratiques Alliées, un groupe islamiste basé dans la région.

O.S.

Sur un fond de rumba congolaise, quelques rires percent le brouhaha du restaurant Inbox, dans le centre de Beni, une des principales villes de la province du Nord-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Après un bref échange de banalités, la conversation devient sérieuse. Mon interlocuteur, contact de longue date et membre de l’administration locale, détourne le regard, scrute sa bière posée sur la table en plastique qui nous sépare et esquisse un léger sourire. Je viens de lui poser une question qui « chatouille ».

Nous sommes le 13 décembre 2021. Depuis deux semaines, et avec l’accord du président congolais Félix Tshisekedi, l’armée ougandaise est déployée dans les territoires autour de Beni pour combattre les Forces démocratiques alliées (ADF), une milice islamiste aux origines ougandaises mais basée depuis de nombreuses années dans l’est de la RDC.

L’intervention de l’armée ougandaise est une réponse directe à la triple attaque à la bombe menée le 16 novembre 2021 à Kampala, la capitale de l’Ouganda, et attribuée aux ADF. Cette présence militaire peut aussi être vue comme un moyen pour l’Ouganda de sécuriser ses intérêts économiques au Congo – notamment le chantier d’une route qui reliera à terme les villes frontalières ougandaises aux agglomérations de Beni, Butembo et Goma, au Nord-Kivu, et devrait faciliter les échanges commerciaux entre les deux pays. Pour Kinshasa, l’appui militaire de son voisin, qui est passé de 1 700 soldats à plus de 4 000 en quelques mois et a été étendu à la province septentrionale de l’Ituri en février 2022, est une aubaine. En effet, la réponse « robuste et rapide » à l’insécurité dans l’est du pays promise par Tshisekedi lors de son accession au pouvoir en janvier 2019 n’a pour le moment connu que des résultats mitigés.

Si nous sommes à Beni, Nicolas et moi, c’est pour prendre le pouls de cette ville de plus de 350 000 habitants et regarder au-delà de la communication positive des dirigeants congolais et ougandais vis-à-vis de cette collaboration militaire. Nous voulons savoir ce que pensent les habitants de Beni de la présence ougandaise. C’est cette question qui « chatouille » mon interlocuteur de l’Inbox.

Malgré l’optimisme affiché par Kinshasa et Kampala, le déploiement ougandais dans l’est de la RDC est loin de couler de source. Après tout, l’Ouganda a un lourd passé au Nord-Kivu et, plus au nord, en Ituri. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’Ouganda a en effet occupé de larges territoires de ces deux provinces, où ses forces armées, coupables de pillages, de meurtres et de viols, ont laissé de douloureux souvenirs. Le 9 février dernier, la Cour internationale de justice, le plus haut organe judiciaire des Nations unies, a d’ailleurs condamné l’Ouganda à verser 325 millions de dollars à la RDC pour les dommages causés à cette époque.

Je m’attendais donc à une réaction hostile de la part des habitants de Beni face à l’annonce du déploiement ougandais. Ce n’est pas le cas. « Il faut ce qu’il faut », affirme un homme que nous croisons dans une rue de Beni. « J’espère que les Ougandais vont nous aider », renchérit plus tard un jeune représentant de la société civile, tandis qu’une notable de la ville me rétorque : « Et pourquoi pas ? »

Les Béniciens auraient-ils la mémoire courte ? Alors que je partage mon étonnement avec mon compagnon de tablée, ce dernier marque un silence, puis m’adresse un regard insistant : « Tu sais Onesphore, à situation désespérée, solution désespérée. Et si on doit faire un pacte avec le diable pour vaincre les ADF, ainsi soit-il ».

Cette réponse me choque, mais l’évidence me saute alors aux yeux. Naïvement peut-être, j’avais oublié l’espace d’un instant qu’au cours des trois dernières décennies nous avons vécu impuissants face à la violence dans l’est de la RDC. Mon interlocuteur est venu me rappeler tout ce que les habitants de cette région subissent depuis si longtemps. La violence, la mort et le fatalisme, qui les ont conduits à une désillusion totale vis-à-vis des dirigeants et de l’armée congolaise. Peu importe d’où vient l’aide, pourvu qu’elle vienne.

N.D.

Beni, la ville (à ne pas confondre avec les territoires de Beni, qui entourent l’agglomération) se trouve au cœur d’une zone dans laquelle opèrent plusieurs groupes armés, dont les ADF, et le moyen le plus sûr de s’y rendre est par les airs. Onesphore a déjà maintes fois emprunté la route reliant Goma, la capitale économique et administrative du Nord-Kivu, à Beni, dans le « grand nord » de la province, mais la route est difficile et dangereuse. A une dizaine de kilomètres à peine au nord de Goma, le goudron s’efface, faisant place à 340 kilomètres de piste en mauvais état qui se mue en patinoire de boue dès que la pluie s’en mêle.

Le désagrément d’une piste glissante et cabossée n’est toutefois que peu de chose comparé à l’insécurité qui règne sur cet axe vital pour l’économie de la région. Depuis des années, des groupes armés extorquent, rackettent, kidnappent et tuent le long de cette piste étroite qu’entoure une luxuriante forêt propice aux embuscades. Depuis 2016, les autorités provinciales ont mis en place un système d’escorte militaire sur un long tronçon de la route, mais les résultats sont mitigés. C’est sur cette route, à une vingtaine de kilomètres au nord de Goma et en bordure du parc national des Virunga, que l’ambassadeur italien en RDC, Luca Attanasio, a été tué par balles le 22 janvier 2021, lors de l’attaque du convoi du Programme alimentaire mondial des Nations unies dans lequel il voyageait.

C’est donc un vol de la MONUSCO, la Mission des Nations unies en RDC, qui nous emmène à Beni, où nous allons mener nos recherches et les documenter en images. A l’approche de notre destination, le hublot laisse entrevoir un îlot de terre rougeâtre posé au milieu d’un massif forestier dense et vert.

Au fil des ans, Beni a été relativement épargnée par les attaques des divers groupes armés présents dans la région. Son centre bouillonne d’activité. Les motos-taxis et les camions vont et viennent à proximité des étals installés le long de la route principale, qui débordent de vêtements, d’huile de palme et de bananes. Assis sur des chaises en plastique sous des parasols, des agents de change troquent des francs congolais contre des dollars, et vice versa, tandis que des haut-parleurs informent les passagers des arrivées des bus.

Ce sentiment de normalité que nous éprouvons en arrivant n’est toutefois qu’éphémère tant abondent les signes des 30 ans de violence qui ont marqué l’est de la RDC. Au va-et-vient des motos et camions s’ajoute celui, incessant, des pick-up de l’armée congolaise surmontés de fusils mitrailleurs et des véhicules blindés des Casques bleus. Çà et là, des graffitis clament : « Non à la violence ! » D’autres appellent au départ de la MONUSCO, qu’une partie de la population juge trop passive.

L’odeur puissante des fèves de cacao séchant sur de larges bâches, elle aussi, nous rappelle à cette violence diffuse. Le cacao, qui transite principalement par l’Ouganda avant d’être exporté en dehors du continent africain pour être transformé, fait partie intégrante de l’économie de guerre construite autour des ressources naturelles de la région des Grands Lacs. « Il y a l’or à Bunia, le coltan à Masisi, la cassitérite à Walikale, et puis il y a le cacao à Beni et dans ses alentours », résume Christophe, un agriculteur qui cultivait des cacaoyers à Mbau, au nord de Beni, avant que les groupes armés ne le forcent à fuir son champ. « C’est malheureusement souvent la même chose », raconte-t-il. « On travaille dur pour cultiver le cacao et puis les ADF viennent prendre le contrôle de nos cultures quand la récolte approche ». « A chaque fois qu’on produit beaucoup de cacao, les massacres se multiplient », ajoute une agricultrice rencontrée à Kipriani, un quartier du nord de Beni.

Beni étant ce qui se rapproche le plus d’un havre de paix – très relatif – dans la zone où opèrent les ADF, des milliers de déplacés internes y ont trouvé refuge. Ils vivent souvent chez des membres de leur famille, des amis ou des connaissances, car la ville ne compte pas de camp de déplacés. « Mes trois oncles et mes trois tantes ont été tués, dans la même maison, en 2015. Les bandits les ont coupés en morceaux », se souvient Divine, une jeune femme de 25 ans rescapée d’un massacre. « C’était les ADF. Ils ont attaqué mon village, il y a quelques semaines », murmure un jeune homme rencontré dans le couloir sombre d’une école à quelques pas de la mairie, le bras en écharpe soigneusement pansé. « Un coup de machette… mais ça va mieux maintenant ».

Comme pour confirmer ce que tout le monde sait déjà, le lendemain de notre arrivée, les médias locaux titrent sur une attaque meurtrière perpétrée par les ADF non loin de la ville de Mangina, environ 25 kilomètres à l’ouest de Beni.

L’impact humain de cette précarité sécuritaire est profond, et le quotidien rythmé par la violence et les déplacements pèse de tout son poids sur une population asphyxiée. Outre la brutalité des massacres que décrivent les personnes que nous rencontrons à Beni, ce qui m’interpelle, c’est la difficulté qu’elles éprouvent à planifier leur existence à moyen ou long terme, à vivre autrement qu’au jour le jour. Comme si une population entière s’interdisait de rêver ou de se projeter dans un futur qui risque de leur être arraché par une balle de fusil ou un coup de machette.

D’autant que l’insécurité a des conséquences vicieuses. Entre 2018 et 2020, les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri ont connu la deuxième plus importante épidémie d’Ebola de l’histoire, qui a fait plus de 2 200 morts. A l’époque, un ami journaliste était revenu profondément marqué d’un reportage réalisé au Nord-Kivu, où les violences armées ont compliqué la réponse sanitaire à ce virus mortel. « Une plaie qui décuple les effets d’une autre », avait-il résumé.

A son tour, Onesphore, qui est né dans l’est de la RDC, résume avec son humour habituel toute la fragilité de la vie dans cette région. « Ici, on a un dicton qui dit : “L’espérance de vie, c’est 24 heures, renouvelables chaque jour” ».

O.S.

La violence dans l’est de la RDC, c’est un cocktail extrêmement complexe dont les populations civiles sont les principales victimes. Depuis les années 1990, les groupes armés se succèdent et se ressemblent dans cette région riche en ressources naturelles. La plupart de ces groupes, ceux communément appelés maï-maï, se considèrent comme les défenseurs des communautés dont ils sont issus et sont en compétition pour le pouvoir politique ou coutumier, les ressources foncières, ou encore l’accès aux infrastructures. Ajoutez à cela un Etat qui ne fournit pas les services de base, des liens avérés entre certains politiciens et des milices locales et un manque de perspectives socio-économiques, et vous obtenez un cadre propice au recrutement de jeunes miliciens congolais.

La violence trouve aussi sa source en Ouganda, au Rwanda et au Burundi, voisins orientaux de la RDC. Certains groupes armés, comme les ADF, y sont nés avant de trouver dans l’est de la RDC une zone de non-droit où se replier et opérer. Mais la dimension régionale de l’insécurité va plus loin : les profondes rivalités entre ces trois voisins de la RDC, articulées principalement autour de la compétition pour les ressources minières du pays, nourrissent aussi les violences, tout en faisant obstacle aux efforts diplomatiques régionaux et internationaux. Ces trois pays sont tous intervenus militairement par le passé dans l’est de la RDC. Si, officiellement, ils cherchaient à y poursuivre des rebellions hostiles à leurs gouvernements, ils y ont dans le même temps mené plusieurs guerres par procuration en soutenant des groupes rebelles opposés à leurs rivaux.

Le bilan humain de ces cycles de violence est extrêmement lourd. Les chiffres les plus communément utilisés, malgré certaines controverses sur la méthode de calcul, estiment que les conflits dans l’est de la RDC et leurs conséquences humanitaires ont fait quelque 6 millions de morts depuis 1998.

Lors de son accession au pouvoir, en janvier 2019, le président congolais Félix Tshisekedi avait fait de la lutte contre l’insécurité dans l’est de son pays une priorité. Après deux années marquées par l’absence de résultats tangibles, il a pris deux mesures phares : l’instauration, en mai 2021, de l’état de siège dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, les plus touchées par les violences, puis, à partir du 30 novembre 2021, la coopération militaire avec l’Ouganda.

Ces deux mesures ont un point commun : elles illustrent la tendance des autorités congolaises à donner la primauté aux réponses militaires pour contrer l’insécurité dans l’est, et ce au détriment de mesures cherchant à résoudre les conflits fonciers, à donner des perspectives économiques aux jeunes, à poursuivre les politiciens ayant des liens avec les groupes armés, ou encore à construire une diplomatie régionale efficace et apaisée.

En tant que citoyen congolais, je me dis qu’au moins, les autorités congolaises n’ont pas abandonné la lutte contre l’insécurité dans ma région, malgré la succession sans fin des cycles de violence. Mais le réalisme que m’impose mon travail de recherche sur les causes de ces conflits entraîne un jugement sans appel sur l’obstination de nos dirigeants à penser qu’une stratégie de stabilisation axée principalement sur le militaire pourra un jour ramener la paix. L’usage de la force a son utilité, mais ses victoires resteront sans lendemain tant qu’il ne sera pas accompagné de mesures allant à la racine du problème.

Suite à l’instauration de l’état de siège en Ituri et dans le Nord-Kivu, les gouverneurs et les maires ont été remplacés par des officiers de l’armée et de la police. Cette mesure a été accueillie avec le même enthousiasme résigné que l’arrivée des soldats ougandais. Lors d’une visite dans la ville de Bukavu, dans la province du Sud-Kivu, en mai 2020, certains habitants se disaient même jaloux de cet état de siège qui n’avait pas été décrété chez eux. Mais quelques mois plus tard, ce dispositif juridique d’exception n’avait pas arrêté les massacres dans le Nord-Kivu et en Ituri, et ces mêmes personnes ne demandaient plus qu’il soit appliqué dans leur région.

La « mutualisation » des forces congolaises et ougandaises, telle qu’elle a été qualifiée par Kinshasa, prévoyait initialement un déploiement militaire ougandais entre Beni et la frontière. Ce déploiement a depuis été étendu à l’Ituri. Le terme mutualisation est trompeur : dans les faits, Ougandais et Congolais mènent leurs opérations en parallèle. Ils se tiennent au courant de leurs activités respectives, mais ne combattent pas au sein d’unités mixtes. Pour le moment, ces opérations n’ont enregistré que de timides succès. Certes, plusieurs camps des ADF ont été pris, des otages libérés, des armes saisies et des rebelles arrêtés. L’épicentre des attaques des ADF s’est même déplacé légèrement vers le nord. Mais les massacres continuent malgré tout.

Plus encore, les ADF semblent avoir mis un point d’honneur à rappeler à tous leur force de frappe, malgré la pression militaire exercée sur eux. Le 25 décembre 2021, le lendemain de la prise de Kambi Ya Yua, un des principaux camps du groupe, un kamikaze a fait exploser une bombe dans un restaurant de Beni bondé de clients venus y célébrer Noël. L’attaque a fait au moins huit morts. Ce restaurant, c’était l’Inbox, où je me suis rendu une dizaine de fois pour rencontrer des interlocuteurs.

Pour couronner le tout, les opérations ougandaises en territoire congolais – que les armées des deux pays ont prolongées de deux mois le 1er juin dernier – pourraient ouvrir la voie à une dangereuse multiplication des interventions étrangères non coordonnées, voire concurrentes, dans l’est de la RDC. Depuis l’autorisation accordée à Kampala, l’armée burundaise s’est invitée au Sud-Kivu pour traquer les rebelles burundais de RED-Tabara. En février dernier, le président rwandais Paul Kagame a évoqué la possibilité d’envoyer son armée en RDC pour combattre le groupe rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un vestige de la milice hutue rwandaise qui a massacré une grande partie de la minorité tutsie et de nombreux Hutu modérés pendant le génocide de 1994. Kagame a d’abord justifié une potentielle intervention en alléguant de liens entre les FDLR et les ADF. Plus récemment, il a accusé Les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) de s’être associées aux FDLR pour combattre une autre milice, le Mouvement du 23 mars (M23).

Un cocktail complexe, vous disais-je…

N.D.

Nous sommes assis dans le hall de la mairie sous le regard de Félix Tshisekedi, dont le portrait est accroché au mur. Nous attendons patiemment le colonel de police qui, en vertu de l’état de siège, fait office de maire. Le silence règne dans l’édifice, rompu de temps à autres par les claquements de bottes des soldats et policiers affectés à la protection de la mairie et par les échos d’une lointaine rue commerçante.

Un officier de police inspecte nos papiers et documents, notamment l’autorisation de photographier et filmer obtenue auprès du ministère de l’Information. « Il est beau votre papier, mais ce n’est pas le bon. Vous auriez dû vous adresser au ministère de la Défense, pas à celui de l’Information. C’est l’état de siège ici, vous comprenez ? »

Deux jours plus tard, après plusieurs réunions et explications avec le maire, ses conseillers et les services de renseignements, il semble que nos papiers soient malgré tout en règle.

« C’est leur manière de te rappeler que ce sont eux qui sont aux commandes pendant l’état de siège », relativise un de nos interlocuteurs, rencontré un soir au bar de notre hôtel. Nous lui faisons part de notre surprise de voir la mairie de Beni aussi calme et déserte. Dans le souvenir d’Onesphore, le bâtiment était une fourmilière grouillant de visiteurs venus effectuer des démarches administratives ou chercher à obtenir une faveur du maire. « Les gens sont désormais méfiants, ils ne font pas confiance à la police et à l’armée, c’est pour cela qu’il n’y a plus personne », nous explique-t-il.

De fait, les forces armées congolaises sont elles aussi une pièce du puzzle complexe de la violence dans l’est de la RDC. La population, l’ONU, des diplomates et des organisations de défense des droits humains accusent souvent des militaires de collaboration, voire de complicité, avec les groupes armés opérant dans leur zone. Ces liens se développent autour d’activités telles que l’exploitation des ressources minières ou le contrôle de « checkpoints » illégaux. Des enquêteurs de l’ONU et des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, ont également accusé les forces armées congolaises de profiter de l’instabilité dans la région pour racketter la population et d’avoir commis des meurtres et des viols de civils.

« Je choisis la paix, je soutiens les FARDC ». Le panneau publicitaire installé à l’entrée nord de Beni ne trompe personne. Pour les esprits les plus malicieux, il est même à l’image du lien de confiance entre l’armée et la population : délavé, vieux et obsolète.

O.S.

Ce lien brisé entre les Congolais de l’est et leurs forces de sécurité, et de manière plus générale avec leurs autorités, explique la réaction initiale des Béniciens face à la coopération militaire avec l’Ouganda. En fin de compte, leur timide espoir d’une amélioration aura été une nouvelle fois déçu.

J’ai le sentiment de reconnaître dans la réaction des Béniciens un phénomène que j’ai malheureusement eu l’occasion d’observer à maintes reprises dans l’est de la RDC. Je l’appelle « le transfert des attentes » : les Congolais sont tellement las de l’inefficacité de leurs propres armée et gouvernement qu’ils ont cessé d’en attendre quoi que ce soit, préférant placer leurs espoirs dans des mains extérieures. Et si ces espoirs sont déçus, c’est aussi à « ces venus d’ailleurs » qu’ils demandent des comptes.

Le 20 novembre 2012, le M23, un mouvement rebelle congolais soutenu par le Rwanda et l’Ouganda, a attaqué Goma, la ville dans laquelle j’habite depuis 32 ans. Après une timide résistance au nord de l’agglomération, l’armée congolaise s’est repliée vers la ville de Minova, à 50 kilomètres à l’ouest. Comme les milliers d’autres habitants de Goma massés sur le bord des routes, c’est le regard médusé que j’ai vu les colonnes de chars et de soldats partir vers l’ouest, laissant la ville à la merci des rebelles. « Cette guerre est politisée », se justifiaient certains militaires interpellés par la population, faisant référence aux liens supposés entre les rebelles et certains hommes politiques ou officiers, qui dissuaderaient les soldats au front de combattre le M23. Malgré cela, quand plusieurs centaines de jeunes ont manifesté le lendemain contre ce « retrait stratégique », c’est devant la base de l’ONU à Goma qu’ils se sont rassemblés. C’est aux Casques bleus uruguayens qu’ils réclamaient des explications et non aux dirigeants ou soldats congolais en déroute.

L’hostilité de la population vis-à-vis de la MONUSCO est, par ailleurs, compréhensible. Les Congolais voient défiler dans leurs rues des militaires mieux armés et mieux entraînés que les FARDC, mais qui ne mènent que peu d’opérations militaires (des exceptions notables existent, dont la « Force Intervention Brigade » créée en 2013 suite à la prise de Goma par le M23). Face à ce qui est perçu par une partie de la population comme de l’indifférence, la colère gronde dans les rues de Butembo, Beni ou Goma. Les jeunes des mouvements citoyens et des groupes de pression y manifestent parfois contre la MONUSCO, allant jusqu’à bloquer le passage de convois ou les caillasser. En réponse, la MONUSCO répète inlassablement que la responsabilité de la sécurité des populations incombe d’abord aux forces de défense et de sécurité congolaises et que les Casques bleus leur apportent leur appui mais ne peuvent se substituer à elles.

Ce « transfert des attentes » sur des forces étrangères signifie-t-il que les Congolais ont définitivement tourné le dos à leurs dirigeants ? Non. Nous avons pu le constater sur place.

Le bâtiment de la mairie de Beni, dans lequel nous avons rencontré le maire, est flambant neuf. Il a été inauguré il y a à peine un an, en remplacement de l’ancienne mairie, incendiée en novembre 2019 par des manifestants protestant contre l’incapacité des autorités à mettre un terme aux violences. Je ne cautionnerais bien sûr jamais une manifestation qui tourne mal. Mais je me dis que si les Congolais interpellent encore de temps à autres les autorités, c’est qu’ils n’ont pas totalement abandonné l’espoir qu’elles trouveront un jour le moyen de soulager leurs maux. Et heureusement, car si les acteurs extérieurs peuvent nous aider à bien des égards, il échoit aux Congolais de construire la paix, s’ils veulent qu’elle dure.

En attendant ce jour, la vie suit son cours dans l’est de la RDC, au gré de cycles divers. Cycles d’espoirs et de désespoirs ; cycles de violences perpétrées par des groupes armés, qui s’en vont puis réapparaissent ; cycles de négociations mal ficelées et inabouties ; cycles électoraux, qui suscitent de nouvelles violences ; cycles de tensions régionales à température variable…

Si l’attention était résolument portée sur les ADF lors de notre passage à Beni en décembre, un autre groupe rebelle fait désormais parler de lui au Nord-Kivu. Le M23, qui avait été mis en déroute en 2013, peu après sa prise de Goma, a refait surface fin 2021 dans le territoire de Rutshuru, situé à une petite centaine de kilomètres au nord de Goma, et frontalier de l’Ouganda et du Rwanda. Alors qu’on le pensait moribond, le groupe a pris les autorités militaires au dépourvu. Depuis novembre 2021, il a mené de nombreuses attaques contre les forces armées congolaises, forçant les civils à fuir leurs foyers. Le 13 juin, le M23 a même pris le contrôle du poste-frontière de Bunagana, qui relie la RDC à l’Ouganda. En parallèle, les tensions diplomatiques se sont intensifiées ces derniers mois : Kinshasa reproche à Kigali de soutenir le M23, et Kigali accuse les FARDC de coopérer avec les FDLR dans la lutte contre le M23.

N.D.

Ces cycles dont parle Onesphore, et l’incapacité de l’est de la RDC d’en sortir, apparaissent à chaque rencontre, dans chaque conversation que nous menons dans le cadre de nos recherches à Beni.

Le dernier jour de notre visite, ces recherches nous emmènent le long d’une route du sud de la ville, où chaque passage de camion, voiture ou moto soulève des nuages de poussière, irritant les yeux et les poumons. Accoudé au comptoir de son magasin de boissons, une pièce sombre et exiguë de quelques mètres carrés au rez-de-chaussée d’un bâtiment en béton, Ibrahim raconte comment, il y a quelques années, lorsqu’il avait dix-sept ans, il a rejoint un groupe maï-maï.

Sans perspective d’avenir ou d’emploi, révolté par la prolifération de la violence, il se disait – naïvement, de son propre aveu – qu’il pourrait contribuer à changer les choses en rejoignant une milice. « J’ai vu les désordres qui se déroulaient dans ce pays et j’étais déçu », dit Ibrahim, qui affirme avoir définitivement renoncé à se battre car il a maintenant un travail.

Qu’en est-il des griefs qui l’ont poussé dans les bras d’un groupe armé ? « Bon, la situation est toujours la même », répond-il timidement, mais sans appel. Il souligne qu’il a obtenu son emploi actuel grâce à une ONG congolaise aidant les rebelles démobilisés à déposer les armes puis, dans un second temps, à reconstruire leur vie – et donc à ne pas reprendre les armes. En effet, sans être rare, la reconversion d’Ibrahim relève plus de l’exception que de la règle. Le gouvernement congolais a lancé en mars un nouveau programme de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion dans l’est de la RDC. Il reste à voir s’il aura plus de succès que les précédents, dont l’efficacité a été très limitée.

« Les programmes de DDR ne sont pas bien conçus et pas bien financés, donc évidemment que beaucoup de jeunes démobilisés retournent tôt ou tard dans la brousse », nous affirme Noëlla Muliwavyo, une cadre de la société civile bénicienne et membre de l’Association Africaine pour les droits de l’Homme, une ONG congolaise. « Prenez par exemple la manière dont on traite les communautés dans lesquelles on veut réinsérer les ex-rebelles. On ne prépare pas les communautés à cela, on ne communique pas avec elles, on ne leur donne aucuns moyens. Et puis du jour au lendemain, sans explications, on amène un ancien rebelle dans une communauté qui a beaucoup souffert des violences, dont de nombreux membres ont été tués. Comment voulez-vous que cela fonctionne ? Comment voulez-vous que cette communauté accueille cette personne ? »

De manière générale, nos interlocuteurs sur place déplorent le fait que l’Etat ne prenne pas à bras-le-corps les causes profondes du conflit dans l’est de la RDC, celles qui poussent tant de jeunes à prendre les armes. Tant que l’Etat n’offrira pas de réponses adéquates aux conflits fonciers entre communautés, aux liens entre groupes armés et politiciens, ou aux manques de perspectives économiques, groupes rebelles et milices continueront à trouver dans la région un terrain propice au recrutement des jeunes. Dans le même temps, certains de nos interlocuteurs regrettent l’incapacité des pays des Grands Lacs à mettre un terme aux dangereuses luttes d’influence qui nourrissent l’instabilité dans l’est congolais depuis trop longtemps.

Avant mon arrivée en RDC, Onesphore m’avait prévenu. Les innombrables problématiques liées à l’insécurité dans l’est de son pays se lacent et s’entrelacent en permanence, formant une tapisserie dont il est parfois difficile de saisir toute la complexité. Et malgré une violence accablante, je repars de Beni convaincu que si l’est du Congo courbe aujourd’hui l’échine, il ne rompra pas.

Avant de reprendre l’avion pour Goma, je demande à Onesphore si notre espérance de vie a bien été renouvelée pour les 24 heures à venir. Dans un éclat de rire, il me répond qu’« un jour, on fera mieux que 24 heures ». En attendant, dit-il, « il faut comprendre que l’humour, c’est notre résilience. C’est notre manière de rendre un peu supportable un quotidien qui ne l’est pas, en espérant qu’un jour, ça ira mieux ».

END