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L’ouragan Matthew en Haïti, dégâts matériels et dommages psychologiques

Countries
Haiti
Sources
AlterPresse
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lundi 7 novembre 2016

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 5 novembre 2016

Trois semaines après le passage de l’ouragan Matthew, le président Privert en appelant à mieux coordonner l’aide aux sinistrés n’a pas hésité à dénoncer le fait que « 169 localités sont privées d’assistance humanitaire » [1]. Les controverses suscitées par la gestion « plutôt sombre » de l’aide aux victimes de l’ouragan Matthew ne doivent pas faire oublier l’essentiel. Les structures de l’État marron amplifiées par le duvaliérisme sanguinaire et renforcées par le gouvernement débile de Martelly sont bien en place. Les élections locales n’ont pas eu lieu et les éléments permettant une décentralisation effective n’existent pas. Un nouveau départ n’a pas été pris suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a occasionné des pertes de plus de 220,000 vies humaines et des dégâts matériels de 7.8 milliards de dollars [2]. Au cours des cinq dernières années, on a plutôt assisté à un cortège de comportements nuisibles et de schémas répétitifs d’impunité et d’horreur. Les bandi legal se pavanent dans les rues continuant cette tradition de malheurs qui jalonnent l’histoire d’Haïti. Comme chantaient les rappeurs Barikad Crew dans leur méringue carnavalesque de 2015, le pays est nu (toutouni). « Peyi a toutouni/ Kès leta toutouni/ Fòs pep la Toutouni/ Lopital Toutouni/ Lekòl yo Toutouni/ Lajenès Toutouni/ Kilti nou Toutouni/ Anviwonman nou Toutouni. »

La répartition du budget national ne permet pas aux collectivités territoriales d’avoir leurs moyens propres pour se développer. On ne saurait s’étonner si les habitants de Deron, Cadiac, Morne Rouge, Saint-Michel du Sud, etc. ne soient pas secourus à temps lors du passage de l’ouragan Matthew. Les efforts du gouvernement actuel pour renverser la tendance et donner aux maires certains moyens sont méritoires. Les travaux du Groupe de recherche et d’interventions en développement et en éducation (GRIDE) et le combat mené par la Fédération Nationale des magistrats Haïtiens (FENAMH) pour la prise en charge du Fonds de Gestion et de Développement des Collectivités Territoriales (FGDCT) ont finalement abouti à la réallocation des 350 millions de gourdes aux collectivités territoriales [3]. Toutefois, les volontés maléfiques derrière l’organisation structurelle du pays privilégiant la concentration de tous les services à la capitale n’encouragent que les interventions de façade.

La ratification de l’Accord de Paris sur le changement climatique

La masse critique n’existe pas pour réaliser les aménagements nécessaires à la promotion d’un véritable changement. Par exemple, les problèmes fondamentaux tels que la transition énergétique ne sont pas abordés sérieusement et la presqu’ile du Sud a continué d’être le grand pourvoyeur de charbon de bois du pays. C’est une vaste comédie ! On en veut pour preuve le cas du Ministère de l’Environnement (MDE) qui reçoit en moyenne moins de 1% du budget national depuis sa création en 1995. Le budget du MDE a fluctué autour de 0,18 % du budget national jusqu’en 1999 et a atteint 2.1% en 2007-2008 [4], avant d’être réduit à 1.34% en 2013-2014 [5]. L’ouragan Matthew qui a dévasté la presqu’île du Sud d’Haïti est la preuve que « l’économie haïtienne va devenir encore plus vulnérable aux événements aléatoires et extrêmes liés au changement climatique [6]. » En dépit de ce constat du gouvernement haïtien, le Parlement n’a toujours pas ratifié l’Accord de Paris de décembre 2015 résultant de la Conférence des Parties (COP 21). Ce qui ne peut que réduire les possibilités de coopération qu’Haïti pourrait trouver à l’occasion de la rencontre de la COP 22 qui a lieu du 7 au 18 novembre 2016 à Marrakech au Maroc. Cette ratification est donc essentielle pour mettre les balises en Haïti exigées par la lutte contre les effets du changement climatique. C’est un passage obligé pour bénéficier des transferts financiers et technologiques susceptibles d’aider à réaliser la transition énergétique.

Toutefois, cette situation ne doit pas décourager la jeunesse aux abois devant un avenir ténébreux. Au contraire, ces éléments négatifs doivent inciter à une réflexion plus approfondie sur « les causes de nos malheurs », pour répéter Edmond Paul. Ce savant s’était évertué à analyser les dommages psychologiques et mentaux à divers niveaux découlant des séquelles des pratiques de type esclavagiste qui ont conduit aux drames et autres tromperies que nous nous sommes infligés après l’indépendance de 1804. Edmond Paul réfutait le 18 juillet 1888 la thèse présentée à la Jamaïque qui disait : « Les Haïtiens se montrant constamment impropres au Gouvernement, "il siérait qu’une Grande Puissance les prit en tutelle" [7]. »

Des études scientifiques réalisées par les chercheurs sous la direction de Rachel Yehuda [8] à l’école de médecine de l’hôpital Mount Sinai de New York indiquent que les traumatismes des ancêtres sont transmis de génération en génération à travers des modifications de l’ADN. Ces dernières peuvent être corrigées en faisant appel à des spécialistes capables de faire la thérapie de notre psyché. Une telle découverte scientifique réalisée à partir d’examens de la progéniture des victimes juifs de l’holocauste a été étendue à d’autres groupes, dont les cambodgiens martyrs des Khmers Rouges ou encore les Noirs américains qui furent la cible de l’esclavage [9].

Les dérèglements observés dans les comportements de la classe politique haïtienne sortie de l’esclavage se prêtent-ils à de pareilles conclusions ? Nous ne pouvons pas continuer à rester à la surface des choses. Par exemple, l’anarchie qui règne dans notre façon de construire les maisons et les infrastructures est-elle la résultante d’un problème beaucoup plus profond ? Comme le demande Ronald Jean-Jacques, « S’est-on assez interrogé sur la reconstruction de l’homme haïtien dans les intérieurs de sa psyché, de sa mentalité, de sa moralité pour vraiment espérer une autre Haïti ? [10] » Les traumatismes et les complexes qui nous assaillent dans notre psychologie de peuple viennent de loin. Les comportements bizarres qui défient toute logique rationnelle ont donc une psychogénéalogie [11] qui se doit d’être étudiée dans les détails si l’on veut changer les comportements futurs de nos dirigeants.

L’enfer de la politique de la cécité

Entre les histoires de loups-garous et l’angoisse d’un retour des Blancs esclavagistes, (d’où le syndrome du « deux jours à vivre »), la santé mentale de notre population manifeste une fragilité. Ces perturbations conditionnent les comportements aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. La hantise d’un retour à l’esclavage avec l’arrivée d’une armada française sur nos rivages a occupé la psyché de nos aïeux. De ce fait, leurs pensées, émotions et autres activités mentales ont été affectées. Qu’ils en soient conscients ou inconscients. C’est le cas particulièrement avec l’inconscience de la peur du droit, cette phobie que nous charrions, et qui érige la faveur en valeur suprême, bloquant ainsi tout système d’indépendance, de séparation et de distribution des pouvoirs dans l’État. La culture de corruption s’est installée au Parlement tandis que le pouvoir judiciaire fait preuve d’une complaisante servilité.

La panique devant L’esprit des Lois est consacrée dans le logiciel colonial formatant l’esprit dictatorial qui anime l’archaïsme du déficit républicain que nous reproduisons de génération en génération. C’est là l’origine de ce que Jean Verlin nomme notre État « fatalement endommagé [12] », des préjudices faits à notre psyché de peuple et de l’enfer des schémas de pensée qui nous font refaire les mêmes erreurs depuis plus de deux siècles. Des schémas qui refusent toute auto-évaluation de soi en premier lieu et qui propulsent n’importe qui à la direction des affaires publiques. Comme l’explique l’illustre Edmond Paul, « la Société haïtienne, née tout d’un coup d’une crise sans précédent, a eu au sommet, pour la diriger, des chefs d’une complète cécité. Pour lors, l’instruction, les lumières, la force motrice des progrès des nations a été comme tenue en suspicion, regardée par ceux-la comme un hors d’œuvre, d’autant que cette force avait été l’instrument de leur asservissement séculaire [13]. »

La cécité à laquelle se réfère Edmond Paul n’est pas une abstraction. Elle commence avec la mécanique immorale de l’élimination le 31 mai 1806 de Nicolas Geffrard (artisan de la rencontre décisive du camp Gérard en 1803) suivie de celle du 10 octobre 1806 de François Capois (le héros de la bataille de Vertières), et culmine avec l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806. La cécité empêche les dirigeants de s’élever à la hauteur des exigences de l’histoire. La société est submergée par le racisme dans ses deux tendances que sont le mulâtrisme et le noirisme : deux faces de la même médaille exprimant les dommages psychologiques du racisme colonial. Par des glissements progressifs, cette cécité devient carrément obscurantisme. D’autres observateurs arriveront aux mêmes conclusions. C’est le cas de l’ingénieur civil polonais Joseph Adam Grekowicz envoyé en Haïti en 1881 par la Compagnie française transatlantique pour conduire les études de la ligne de chemin de fer de la Plaine du Cul-de-Sac. Ce dernier écrit : « Dans le pays presque inculte, où il y à tant d’espace et où la végétation est si forte, quoi de plus facile que d’élever les bêtes, mais non, c’est la République Dominicaine qui approvisionne les villes d’Haïti en viande et les Haïtiens, après avoir mangé la viande, exportent les peaux, bien entendu par les bateaux étrangers [14]. »

L’insalubrité dans les rues et dans les esprits

Le refus manifeste de conduire des enquêtes sur les malversations des dirigeants haïtiens et de punir les coupables démontre en clair que la société est confrontée à un aveuglement volontaire. La préférence pour l’ignorance est confirmée. On comprend ainsi l’insouciance délibérée de la société haïtienne en proie à des dégâts matériels de manière récurrente provenant des catastrophes naturelles. En effet, tous les deux ou quatre ans, un cyclone ou une tempête, quand ce n’est pas une sécheresse, détruisent les récoltes et autres biens matériels nécessaires à l’existence. Mais aucune réponse sérieuse à ces dégâts matériels ne peut être trouvée car la cécité qui affecte la société haïtienne crée des dommages mentaux minant son organisation. D’où son incapacité à donner une réponse satisfaisante aux dégâts matériels en premier lieu. Comme l’explique le psychologue Jude Mary Cénat [15], la reconstruction ne peut faire l’économie des aménagements psychiques sans lesquels nous ne pourrons réaliser les travaux de coordination, de travail en équipe et de planification nécessaires à un nouveau départ.

Les conséquences traumatiques du système d’oppression esclavagiste et de répression systématique qui ont suivi la révolution de 1804 n’ont pas été prises en compte dans l’inventaire des blocages des processus créateurs qui affectent notre population. Cette absence de la gestion du trouble de stress post-traumatique (TSPT) pendant deux siècles mérite attention. Ce trauma complexe a généré une situation de détresse généralisée. Le TSPT ne serait-il pas à la base du moule reproduisant en série les « cerveaux lents » qui se multiplient à l’infini ? Comme l’expliquait Edmond Paul, « Les mœurs publiques se sont, pour ainsi dire, formées sur ce moule ; le peuple, les masses, se sont accoutumées à prêter leur appui inconscient à des Pouvoirs aveugles ; les hommes éclairés, dont le nombre était faible, dès l’origine, ont été ou annulés ou entrainés dans le pauvre courant de l’esprit général ; même quand ils ont pu influer sur le destin du Pays, la somme de leurs connaissances effectives a été insuffisante pour corriger déjà le fatal vice originaire des Gouvernements d’Haïti [16]. »

Le moindre coup d’œil sur la bidonvilisation croissante du pays ou sur la médiocrité des discours populistes indique le triomphe de la clochardisation. En ce sens, un chroniqueur disait : « Que vous alliez à Frères, Delmas, Tabarre, Clercine ou ailleurs, les inévitables piles de fatras nauséabonds vous agressent au quotidien [17]. » L’insalubrité n’est pas seulement dans les rues mais surtout dans les esprits avec le culturalisme mystificateur du « Se pa fòt mwen, se fòt kanmarad-la » qui encourage l’irresponsabilité et de ce fait l’impunité. Les politiques publiques susceptibles de réparer les pertes et dégâts matériels ne peuvent réussir sans tenir compte de la tâche consistant à donner un nouveau sens à la vie. En mettant fin au règne de l’idiotie et de la bêtise. Cela demande une prise de conscience des dommages psychologiques dont nous sommes victimes en premier lieu et qui nous maintiennent dans une mécanique infernale. De tels dérangements affectant la santé mentale de notre population méritent attention. Pour devenir résiliente face aux catastrophes naturelles, la société doit commencer par se repenser. Sinon, Haïti est condamnée au deuil permanent et ne pourra pas se libérer du moule des pouvoirs démagogiques qui aveuglent et ses dirigeants et sa population.

Économiste, écrivain

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[1] « Haïti-Matthew : 169 localités, privées d’assistance humanitaire, selon Jocelerme Privert », AlterPresse, 30 octobre 2016.

[2] World Bank, Haiti Earthquake PDNA : Assessment of damage, losses, general and sectoral needs, Washington, D.C., March 2010, p. 24 et 30.

[3] Danio Darius, « L’exécutif restitue les 350 millions des fonds de gestion et de développement des collectivités territoriales aux mairies », Le Nouvelliste, 3 novembre 2016.

[4] Nancy Roc, « Haïti-Environnement : De la « Perle des Antilles » à la desolation », AlterPresse, 24 septembre 2008.

[5] Edner Fils Décime, « Haïti-Budget : Un document « maladroit », bourré d’anomalies et déconnecté des priorités nationales pour l’exercice 2013-2014 ? », AlterPresse, 22 août 2013

[6] Alexandre Borde, Madeleine Huber, Anaïs Goburdhun, Aymeric Guidoux, Eva Revoyron (Carbonium), Augustin Donija et Jean-Louis Kesner (Ministère de l’Économie et des Finances), Estimation des coûts des impacts du changement climatique en Haïti, GEF ID n°3733/PIMS ID n°3971, PNUD, Juin 2015, p. 8.

[7] Edmond Paul, Oeuvres Posthumes, Tome I, Paris, 1896, p. 341.

[8] Rachel Yehuda, « Influences of Maternal and Paternal PTSD on Epigenetic Regulation of the Glucocorticoid Receptor Gene in Holocaust Survivor Offspring », American Journal of Psychiatry, May 2014.

[9] Slavery Happened A Long Time Ago ? Scientist Are Now Saying the Trauma May Be Encoded In The Genes of Black People, Atlanta Black Star, Video, May 27, 2016. Lire aussi Joy Degruy Leary, Post Traumatic Slave Syndrome : America’s Legacy of Enduring Injury and Healing, Uptone Press, 2005.

[10] Ronald Jean-Jacques, « Une Parasismique pour la psyché haïtienne », Rencontres, no. 24-25, Février 2012, p. 40.

[11] Anne Ancelin Schützenberger, Psychogénéalogie : guérir les blessures familiales et se retrouver soi, Paris, Payot, 2007.

[12] Jean Verlin, « Haïti : État failli, État à (re)construire », Cahier des Amériques Latines, Paris, no. 75, 2014

[13] Edmond Paul, Oeuvres Posthumes, op. cit , p. 342.

[14] Lettres de J. Grekowicz à E. Chabrier, « Haïti en 1881 », Estudios Latinoamericanos, volume 1, 1972, Varsovie, pp. 351-369. La citation est tirée de ce texte reproduit par la Société Polonaise d’Études Latino-Américaines à la page 20.

[15] Jude Mary Cénat, Tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti : Des traumatismes à la résilience, Université Lumière, Lyon, 24 mars 2014.

[16] Edmond Paul, Oeuvres Posthumes, op. cit., p. 342.

[17] « Carifesta : c’est dans quelques heures le lancement de la 12e édition de ce festival culturel majeur, mais Port-au-Prince croule sous les fatras et l’insalubrité », Agence Haïtienne de Presse, 20 août 2015.